Depuis la chute du régime d’Alpha Condé en 2021, la Guinée traverse une période de transition tumultueuse, marquée par des arrestations massives d’anciens hauts responsables gouvernementaux et par la mise en place d’un système judiciaire visant à lutter contre la corruption. Sous la houlette du général-président Mamadi Doumbouya, la Cour de répression des infractions économiques et financières (Crief) a été instituée pour juger les dignitaires accusés de malversations financières. Cependant, trois ans après la création de cette institution, une question persiste : ces procès représentent-ils un véritable effort de transparence et de justice ou cachent-ils des motivations politiques visant à consolider le pouvoir actuel ?
1. Une introduction fracassante à la justice : un cadre impartial ou un instrument de répression ?
Les procès des anciens fidèles d’Alpha Condé, notamment ceux d’Amadou Damaro Camara, Mohamed Diané et Ibrahima Kassory Fofana, illustrent la volonté du régime de Doumbouya d’apparaître comme un garant de la justice. Amadou Damaro Camara, ex-président de l’Assemblée nationale, est accusé de détournement de fonds en lien avec la construction du nouveau siège de l’Assemblée. De son côté, Mohamed Diané, ancien ministre de la Défense, refuse de s’exprimer, estimant que sa détention est illégale et que son procès est un règlement de comptes politique. Mais ces accusations politiques sont-elles fondées, ou assiste-t-on à une justice impartialement rendue ?
La création de la Crief s’est accompagnée d’annonces fortes, présentées comme un tournant majeur pour une justice républicaine, où “la justice serait la boussole de la transition”. Mais trois ans après, ces ambitions semblent contrecarrées par des accusations de persécution politique et de traitement inégal. L’ancien président de l’Assemblée nationale, Amadou Damaro Camara, par exemple, clame son innocence tout en dénonçant un procès orchestré par des considérations politiques. Ce sentiment est partagé par de nombreux anciens ministres, créant un climat de méfiance autour de la Crief.
2. Neutralité et impartialité en question : des anciens dignitaires ciblés, les actuels protégés
Les critiques pointent un déséquilibre apparent dans la manière dont la Crief mène ses enquêtes et poursuites. D’un côté, les anciens dignitaires du régime Condé sont poursuivis avec rigueur, comme en témoignent les affaires de Camara et Diané. De l’autre, les enquêtes visant les actuels hauts responsables nommés sous Mamadi Doumbouya, accusés de malversations, semblent être classées sans suite. En février 2024, Alseny Farinta Camara, militant de la société civile, a dénoncé plusieurs membres du gouvernement, notamment Amadou Doumbouya et Bernard Goumou, pour enrichissement illicite. Cependant, toutes les accusations ont été abandonnées, provoquant l’indignation d’une partie de la société civile.
Le procureur spécial, Aly Touré, défend la Crief en affirmant que chaque cas est scrupuleusement examiné, mais ce discours ne convainc pas tout le monde. L’absence de poursuites contre les proches de l’actuel régime et la sévérité des jugements contre les anciens ministres alimentent la perception d’une justice sélective. Ainsi, le procès d’Amadou Damaro Camara pourrait symboliser cette justice à deux vitesses, où les anciens dirigeants sont traînés en justice, tandis que les accusations contre les proches du pouvoir sont ignorées.
3. Mohamed Diané : entre silence et protestation face à une justice contestée
Le cas de Mohamed Diané, ancien ministre de la Défense sous Alpha Condé, est particulièrement révélateur de la complexité des enjeux entourant ces procès. Diané refuse de s’exprimer lors de son procès, protestant contre ce qu’il considère comme une détention illégale et une violation de ses droits. Ses avocats soulignent que la Cour de la CEDEAO avait ordonné sa libération, une décision ignorée par la Crief. Cette situation soulève des questions fondamentales sur l’équité de la justice guinéenne sous la transition Doumbouya.
Cette attitude de silence rappelle celle d’Alpha Condé lui-même, qui, lorsqu’il fut opposant au régime de Lansana Conté, avait refusé de témoigner lors de ses procès. Cette stratégie de résistance muette semble être un moyen pour Diané de dénoncer ce qu’il perçoit comme une mascarade judiciaire. Toutefois, cette posture suscite également des interrogations : refuser de se défendre devant la justice ne risque-t-il pas de renforcer l’idée que ces anciens responsables ont réellement des choses à cacher ? Ou est-ce un choix stratégique pour attirer l’attention sur l’injustice du processus judiciaire ?
4. La lenteur des procédures : justice retardée ou calcul politique ?
Les procès des anciens dignitaires avancent à un rythme inégal. Si les affaires de Mohamed Diané et Amadou Damaro Camara progressent, d’autres, comme celle d’Ibrahima Kassory Fofana, ex-Premier ministre, semblent stagnantes. Son état de santé est régulièrement mis en avant par ses avocats pour justifier son absence au tribunal. Le procureur spécial Aly Touré avait pourtant annoncé que les affaires des anciens dirigeants se concluraient d’ici la fin de l’année 2024, mais cette promesse semble difficile à tenir.
Cette lenteur judiciaire alimente davantage les suspicions de persécution politique, certains observateurs estimant que ces retards sont délibérés pour maintenir la pression sur les opposants potentiels. Ces procédures longues et complexes donnent l’impression que la justice guinéenne est instrumentalisée pour marginaliser les figures de l’ancien régime. Une telle perception, si elle persiste, pourrait affecter la légitimité de la transition de Mamadi Doumbouya, en la transformant en une chasse aux sorcières plutôt qu’en un véritable processus de réconciliation nationale.
5. Les opposants en exil : le spectre d’une répression sans limites
Le climat politique en Guinée est également marqué par l’exil de nombreux opposants, tels que Cellou Dalein Diallo et Sidya Touré, leaders respectivement de l’UFDG et de l’UFR. Expulsés de leurs résidences sous prétexte que celles-ci faisaient partie du patrimoine public, ces deux figures politiques vivent désormais hors du pays, loin du regard de la justice guinéenne. Leur absence de la scène politique interne affaiblit la capacité de l’opposition à résister aux dérives autoritaires du régime actuel.
Cette répression des opposants est facilitée par la fermeture de médias critiques et par une démobilisation générale des citoyens. Les appels à manifester sont de plus en plus ignorés, signe d’une lassitude de la population ou d’une peur grandissante des représailles. Le régime Doumbouya semble donc opérer sans réel contre-pouvoir, consolidant sa position sans que l’opposition puisse véritablement remettre en question ses décisions.
6. Doumbouya : un pouvoir sans opposition ou un régime de transition ?
La question qui se pose désormais est de savoir si Mamadi Doumbouya envisage réellement une transition démocratique ou s’il cherche à consolider son pouvoir à long terme. Malgré les promesses de réformes et d’élections libres, aucun calendrier précis n’a été annoncé pour organiser ces scrutins. La société civile et les partis d’opposition restent sceptiques quant aux véritables intentions de la junte.
Cellou Dalein Diallo, depuis son exil, continue de dénoncer ce qu’il qualifie de “dérives autoritaires” et appelle à une transition inclusive et transparente. Cependant, les divisions internes au sein de l’opposition, notamment entre l’UFDG et le RPG Arc-en-Ciel d’Alpha Condé, compliquent la tâche d’une résistance unie. Si la transition guinéenne ne parvient pas à rassurer tant la population que la communauté internationale, la situation pourrait déboucher sur un nouvel épisode de crise politique, compromettant ainsi les efforts de stabilisation du pays.
7. Conclusion : une justice à réinventer pour une transition réussie
En conclusion, la Guinée se trouve à un carrefour critique de son histoire. Les procès en cours, bien qu’ils soient perçus comme une tentative de rendre justice, risquent d’être entachés par des accusations de partialité et de persécution politique. Pour que la transition guinéenne soit perçue comme légitime, il est essentiel que la Crief et les autorités de transition démontrent une impartialité totale dans la conduite des affaires judiciaires.
Les Guinéens aspirent à une véritable justice, mais aussi à une stabilité politique qui puisse ouvrir la voie à des élections transparentes et inclusives. À ce stade, la balle est dans le camp du général-président Mamadi Doumbouya, qui doit prouver que son engagement en faveur de la justice n’est pas une simple façade, mais une véritable boussole pour guider le pays vers un avenir démocratique.
© Odon Bulamba / ADR