Résumé
Face aux sanctions occidentales, la Russie contourne les restrictions grâce à des flottes de pétroliers vieillissants, souvent immatriculés sous des pavillons africains. Ces « flottes fantômes » utilisent des failles dans les systèmes de régulation maritime pour exporter du pétrole, avec le soutien de traders basés à Dubaï. L’Afrique, tout en bénéficiant des prix compétitifs du pétrole russe, est exposée à des risques écologiques et financiers. Parallèlement, des acteurs africains du trading cherchent à rivaliser avec les géants mondiaux dans un contexte de transition énergétique.
Moscou – Depuis l’imposition des sanctions occidentales, la Russie a mis en place un réseau complexe de pétroliers vieillissants, souvent sous pavillon africain, pour maintenir ses exportations de pétrole. Surnommées « flottes fantômes », ces embarcations circulent sans assurance adéquate, transportant des millions de barils au-dessus du prix plafond imposé par les pays du G7.
Les navires, en grande partie obsolètes, changent fréquemment de pavillon entre des pays comme le Gabon et le Liberia. Ces registres dits « ouverts » offrent une flexibilité pour échapper aux sanctions, à un coût minimal pour les propriétaires de ces flottes. Ce système rappelle des pratiques utilisées par l’Iran et le Venezuela pour contourner des sanctions similaires dans le passé.
Pavillons de complaisance et dissimulation maritime
Le recours aux pavillons de complaisance a permis à la Russie de continuer ses exportations malgré les restrictions sévères des États-Unis et de l’Union européenne. Selon Windward AI, 87 navires ont changé de pavillon entre 2023 et 2024, se réimmatriculant principalement dans des pays africains offrant des registres maritimes flexibles. Ce dispositif permet à Moscou d’échapper à des régulations strictes tout en réduisant les coûts d’exploitation.
Des pays comme le Gabon, dont le registre maritime est géré par des entreprises basées à Dubaï, facilitent l’immatriculation des navires russes. Cette stratégie permet aux navires vieillissants de contourner les sanctions, tout en continuant à transporter des ressources stratégiques vers des marchés mondiaux.
Dubaï, plaque tournante des traders russes
Le rôle des traders basés à Dubaï dans ce réseau ne peut être sous-estimé. Depuis que les sanctions du G7 limitent l’utilisation de financements occidentaux, Dubaï est devenue un hub clé pour les transactions pétrolières russes. Ces traders, souvent sous des structures opaques, facilitent l’écoulement du pétrole, parfois en contournant les systèmes de paiement traditionnels.
Selon l’organisation Public Eye, plus de la moitié des exportations pétrolières russes est désormais gérée par ces négociants basés dans la zone franche de Dubaï. Leurs transactions échappent aux restrictions occidentales et impliquent souvent des paiements en espèces ou en or, compliquant ainsi la traçabilité.
L’Afrique, un marché en plein essor pour le pétrole russe
L’Afrique est rapidement devenue un marché clé pour le pétrole russe. Entre 2022 et 2023, les exportations russes vers le continent ont quadruplé, passant à 400 000 barils par jour, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Des pays comme le Nigeria, la Tunisie et le Sénégal profitent des prix compétitifs, le pétrole russe étant vendu jusqu’à 15 % en dessous des prix mondiaux.
Cette hausse des importations africaines s’explique par une combinaison de facteurs économiques et politiques. Les États africains, pour la plupart, ne se sentent pas contraints par les sanctions occidentales et profitent des réductions offertes par les traders russes. Cependant, cette augmentation des flux expose l’Afrique à des risques accrus, notamment en matière de sécurité environnementale.
Risques écologiques et réactions africaines
L’utilisation de flottes non assurées soulève des préoccupations. Si un accident majeur devait survenir, l’absence d’assurance mettrait à rude épreuve les capacités des gouvernements à réagir à une catastrophe écologique. En réponse, certains pays africains, comme le Cameroun, ont commencé à renforcer les contrôles. Yaoundé a suspendu l’immatriculation de navires russes pendant six mois, espérant ainsi limiter les risques. D’autres initiatives incluent la numérisation des registres maritimes pour améliorer la traçabilité des navires.
Les traders africains face aux géants du négoce international
En parallèle, des traders africains tentent de se positionner sur le marché du pétrole, mais se heurtent aux géants mondiaux comme Vitol, Glencore et Trafigura. Ces grandes maisons de négoce, souvent basées en Suisse, dominent le marché grâce à des lignes de crédit substantielles et des réseaux bien établis. En Afrique, la montée des traders locaux reste freinée par des taux d’intérêt élevés et un accès limité au financement.
Les traders africains, bien que techniquement qualifiés, peinent à rivaliser avec leurs homologues internationaux. Des initiatives visant à soutenir les traders locaux ont été proposées, mais l’absence de financement accessible et le manque de soutien gouvernemental rendent cette tâche ardue. Pour Jean-Pierre Favennec, spécialiste de la géopolitique de l’énergie, « la volonté politique est indispensable pour faire émerger des champions africains dans le domaine du négoce pétrolier ».
Transition énergétique et impact à long terme
En parallèle, le secteur du transport maritime subit une transformation avec l’objectif de zéro émission carbone d’ici 2050. Des entreprises comme CMA CGM, basées en France, investissent massivement dans des technologies à faibles émissions. Cependant, cette transition risque de bouleverser l’industrie mondiale du pétrole et, par extension, le commerce en Afrique.
Des navires de nouvelle génération, fonctionnant au GNL ou au biométhanol, sont déjà en construction. Le secteur maritime africain pourrait être directement affecté par ces changements, notamment en matière de coûts d’exploitation et de logistique. En outre, le renforcement des régulations environnementales par l’Organisation maritime internationale (OMI) pourrait imposer des contraintes supplémentaires aux navires vieillissants utilisés dans le cadre des flottes fantômes russes.
© Odon Bulamba / ADR