La justice en République Démocratique du Congo (RDC) peut-elle retrouver sa crédibilité ? Marquée par la corruption, une politisation excessive, une surpopulation carcérale chronique, et un manque d’accessibilité pour les plus démunis, la justice congolaise fait face à des défis considérables. Dans un contexte où le président Félix Tshisekedi promet de « restaurer la justice » par une réforme ambitieuse, de nombreux Congolais se demandent si ce discours est sincère ou s’il s’agit d’une manœuvre politique. L’ouverture des États Généraux de la Justice à Kinshasa en novembre 2024 marque un tournant, mais est-ce un réel espoir ou une promesse de plus ?
Les Assises de Kinshasa : un constat accablant de défaillances
Lors de l’ouverture de ces assises, Tshisekedi a rappelé avec force l’ampleur des faiblesses de la justice congolaise, qu’il qualifie de « traîtresse » envers le peuple. « La justice détruit la nation », a-t-il affirmé, dénonçant une institution gangrenée par des acteurs corrompus et politisés. Selon lui, les Congolais ont perdu confiance dans leur système judiciaire, à tel point que la justice est perçue comme un outil de répression plutôt qu’une institution de protection. Le ministre de la Justice, Constant Mutamba, a également pointé des problèmes cruciaux, dont des prisons surpeuplées, des arrestations arbitraires et une lenteur procédurale extrême.
Un exemple emblématique de cette crise est celui de la prison de Makala, à Kinshasa, où la surpopulation est telle que des centaines de détenus dorment dans des conditions inhumaines. En 2024, un rapport d’Amnesty International a révélé que plus de cent détenus étaient décédés à cause de conditions de détention déplorables, incluant étouffement et manque de soins. Cette situation reflète la gravité des dysfonctionnements de l’appareil judiciaire.
Des magistrats sous-payés et vulnérables à la corruption
L’un des problèmes sous-jacents à cette corruption systémique réside dans les conditions économiques des magistrats eux-mêmes, qui sont souvent très mal rémunérés. D’après l’Union des Magistrats du Congo, 35 % des magistrats n’ont pas perçu de salaire complet au cours des deux dernières années. « Sans un revenu décent, comment peut-on s’attendre à ce que nous exercions notre travail avec intégrité ? » confie un magistrat anonyme basé à Bukavu. Cette précarité économique fragilise leur intégrité et encourage certains à recourir aux « frais informels » pour survivre.
Des enquêtes récentes ont révélé que certains juges perçoivent des paiements officieux pouvant aller jusqu’à 500 dollars pour accélérer les jugements de litiges fonciers, une pratique que des ONG locales, telles que l’Observatoire Congolais des Droits Humains (OCDH), qualifient de « corruption institutionnalisée ».
La détention préventive prolongée : un cercle vicieux de l’injustice
La RDC est également connue pour ses abus en matière de détention préventive. Dans certaines prisons, comme celle de Goma, la majorité des détenus attendent leur procès depuis plusieurs années. En 2023, la MONUSCO a signalé que 75 % des prisonniers congolais étaient en attente de jugement. Parmi eux, de nombreux mineurs et des individus accusés de délits mineurs qui, en l’absence de procès, subissent des peines de facto. « Les prisons congolaises sont devenues des zones de non-droit où la majorité des détenus n’ont jamais été jugés », déplore Me Koffi Mboko, avocat des droits de l’homme. Cette détention excessive, parfois pour des années sans procès, est une atteinte grave aux droits de l’homme et renforce l’idée que la justice en RDC punit davantage les faibles que les criminels puissants.
Justice militaire : une juridiction parallèle controversée
La justice militaire en RDC agit souvent en parallèle de la justice civile et étend son autorité sur des affaires impliquant des civils, notamment pour des infractions touchant à la « sécurité nationale ». En 2022, dans le cadre d’une affaire de « sabotage d’État », plusieurs civils ont été jugés par un tribunal militaire, une situation qui a suscité des protestations de la part d’organisations de défense des droits humains. Ce recours fréquent aux tribunaux militaires soulève des questions d’équité et de transparence, car les procédures militaires sont souvent opaques et privent les accusés de droits fondamentaux.
Une justice inaccessible pour les zones rurales et défavorisées
Le système judiciaire congolais est majoritairement administré en français, ce qui constitue un obstacle pour de nombreux Congolais, en particulier dans les zones rurales, où des langues locales sont dominantes. À cela s’ajoute l’éloignement géographique des tribunaux : dans certaines provinces, les citoyens doivent parcourir des centaines de kilomètres pour accéder à un tribunal. « La justice est trop éloignée du peuple », déclare Jean Bisimwa, un activiste de Bunia. « Pour les Congolais vivant dans les zones rurales, la justice est inaccessible tant sur le plan linguistique que géographique. » Le manque d’interprètes et l’inaccessibilité géographique renforcent la perception d’une justice qui n’est ni équitable ni accessible à tous.
Les effets délétères des conflits armés sur la justice
Dans les zones de conflit, notamment dans l’est de la RDC, les institutions judiciaires sont souvent absentes ou très faibles. Les groupes armés imposent leurs propres règles et procédures, ce qui crée un système parallèle de « justice ». En 2023, dans le territoire de Masisi, le groupe armé Maï-Maï a instauré un tribunal informel pour régler des différends fonciers, une situation qui prive les citoyens de leurs droits constitutionnels et crée un climat de terreur. « Les gens vivent sous la loi des groupes armés, sans aucune protection de l’État, » affirme Alice Mukendi, une habitante de Masisi. L’État n’ayant pas de contrôle effectif dans ces zones, les populations vivent sous la loi de groupes armés qui imposent une « justice » à leur manière.
Lenteur judiciaire et influence politique : une justice manipulée
Les retards dans le traitement des affaires sont exacerbés par l’intervention fréquente de personnalités politiques dans les procédures judiciaires. Les affaires de corruption et de spoliation de biens impliquant des figures influentes sont régulièrement étouffées ou retardées. En 2022, une affaire impliquant un haut fonctionnaire accusé de détournement de 10 millions de dollars a été suspendue indéfiniment après des pressions politiques, illustrant la tendance à une justice « sélective ». « La justice est un outil de pouvoir dans ce pays, et non un service public », dénonce une source interne au ministère de la Justice.
Infrastructure judiciaire déficiente : un frein à la modernisation
La précarité des infrastructures judiciaires dans les zones rurales complique davantage le traitement des affaires. Les tribunaux manquent souvent de bâtiments permanents, de matériel administratif et de technologies modernes pour enregistrer les dossiers, ce qui empêche l’avancement des procédures. Par exemple, dans la province de l’Équateur, le tribunal de Mbandaka fonctionne dans des bâtiments vétustes et sans accès à un archivage numérique, ce qui ralentit considérablement les procédures et favorise les pertes de dossiers.
La question de la révision constitutionnelle et de l’indépendance judiciaire
Bien que la Constitution de 2006 garantisse l’indépendance de la justice, la réalité en RDC montre une emprise marquée du pouvoir exécutif. La nomination des juges de la Cour constitutionnelle et d’autres juridictions est souvent influencée par des intérêts politiques, ce qui compromet leur impartialité. « Comment peut-on parler de justice si les juges sont choisis en fonction de leur loyauté politique ? » questionne Faustin Mulumba, avocat constitutionnel.
La faiblesse de la protection des droits humains
La RDC est régulièrement critiquée pour son incapacité à protéger les droits fondamentaux de ses citoyens. En 2024, Human Rights Watch a publié un rapport accablant sur les abus policiers et les détentions arbitraires de militants des droits humains, sans aucun recours judiciaire. Le gouvernement congolais peine à juger les responsables de violences commises par les forces de sécurité et n’a toujours pas instauré de mesures de protection efficace pour les victimes de crimes graves. Le récent rétablissement de la peine de mort a suscité une vive controverse, ajoutant aux inquiétudes sur les droits humains en RDC.
La nécessité d’actions concrètes pour une justice équitable
Pour que cette réforme ait un impact réel, le gouvernement devra aller au-delà des discours et mettre en place des mesures concrètes. La formation continue des magistrats, l’instauration de comités de contrôle indépendants, et la création de tribunaux spécialisés pour lutter contre la corruption sont des solutions envisagées. De même, un partenariat avec des organisations internationales de justice, telles que l’ONU, pourrait renforcer la transparence et l’intégrité du système judiciaire. La mise en place d’une traduction judiciaire dans les langues locales et un accès amélioré aux tribunaux pour les régions éloignées seront également essentiels pour restaurer la confiance de la population.
Conclusion : réformes promises, espoirs limités
Les États généraux de la justice sont-ils le début d’une transformation réelle pour la RDC, ou juste un exercice de communication ? Si Tshisekedi semble vouloir apporter des changements, les obstacles, tant structurels que politiques, demeurent vastes. Les Congolais espèrent une justice qui protège tous les citoyens et assure l’égalité devant la loi, mais les promesses passées non tenues restent dans toutes les mémoires.
Avec cette réforme, Tshisekedi joue sa crédibilité nationale et internationale. « Ce n’est pas seulement une question de justice », affirme Léon Mbuyu, expert en droit. « C’est l’avenir du pays qui est en jeu. » Pour l’instant, les citoyens demeurent sceptiques mais vigilants, espérant qu’une vraie réforme aboutira à une justice juste, accessible et équitable, véritablement au service du peuple.
© O Bulamba / ADR