Nairobi, Kenya – Le 13 octobre 2021, la championne d’athlétisme kényane Agnes Tirop mourait poignardée chez elle. Trois ans et demi plus tard, son mari, le principal suspect libéré sous caution, s’est volatilisé, illustration des défaillances policières et judiciaires face aux féminicides au Kenya, dénoncent les défenseurs des droits des femmes.
En vérifiant les signalements dans à peine 10 des 47 comtés de ce pays d’Afrique de l’Est, le projet “Silencing women” (“Réduire les femmes au silence”, ndlr) a dénombré 170 féminicides l’an dernier, soit “l’année la plus mortelle pour les femmes au Kenya”.
Le féminicide fait généralement référence aux meurtres commis par un partenaire, un conjoint ou un membre de la famille dans lesquels le sexe de la victime joue un rôle clé.
Le cas Tirop illustre “la faillite de la justice, de la police et du gouvernement” dans ces affaires, estime Rachael Mwikali, une défenseure des droits des femmes interrogée par l’AFP.
“Nous nous sentons trahis par le système dont nous pensions qu’il nous permettrait d’obtenir justice”, se lamente de son côté Vincent Tirop, le père de l’athlète, contacté par l’AFP après une troisième audience au tribunal d’Eldoret (nord-ouest) à laquelle le meurtrier présumé ne s’est pas présenté.
En novembre 2023, Ibrahim Rotich avait, à la surprise générale, obtenu sa libération contre une caution de 400.000 shillings (environ 2.400 euros de l’époque).
Après le crime, le suspect avait pourtant “passé un appel aux parents de Tirop pour leur dire qu’il avait fait quelque chose de mal”, selon la police.
Les forces de l’ordre avaient aussi indiqué l’avoir interpellé le lendemain des faits à Mombasa (Sud-Est), à 800 km des lieux du crime, “alors qu’il fuyait”.
Le policier en charge de l’enquête a expliqué que “Rotich avait le droit d’être libéré sous caution après deux ans de détention”, se souvient Richard Warigi, l’avocat de la famille, qui raconte avoir tenté de s’opposer à cette décision. En vain.
Ibrahim Rotich devait pointer chaque semaine au commissariat d’Eldoret, ce qu’il n’a jamais fait.
“Maintenant il a disparu et personne ne sait où il est”, dénonce Vincent Tirop.
L’avocat de l’accusé, Ngigi Mugua, a refusé de s’entretenir avec l’AFP. Son client nie les accusations.
– “Faillite” –
Si cela a pu arriver dans l’affaire d’une athlète décrite comme une “héroïne”, double médaillée de bronze mondiale du 10.000 m (2017, 2019) et 4e des jeux olympiques de Tokyo sur 5000 m, “imaginez comment sont traités les cas qui ne sont pas visibles”, commente Mme Mwikali.
Zaha Indimuli, qui collabore à “Silencing women”, dénonce une “complète négligence” dans le traitement des féminicides, notamment dans les commissariats, où les rapports d’enquête sont souvent ponctués “d’erreurs, de raccourcis”, rendant ensuite toute poursuite judiciaire impossible.
Des commentaires “très faciles”, se défend l’inspectrice générale Judy Lamet, responsable du directoire du genre de la police kényane, assurant que ses collègues prennent le problème à bras le corps.
Elle cite notamment auprès de l’AFP l’organisation de longues formations sur les violences de genre auxquelles sont astreints les officiers de police judiciaire qui vont sur ces scènes de crime.
Mais les laboratoires de police scientifique, dont les rendus sont déterminants dans les crimes où de l’ADN est retrouvé, sont ensuite surchargés, tout comme les parquets, ce qui fait qu’en 2024, il fallait environ 4 ans entre la première présentation devant un tribunal et un verdict, calcule Silencing women.
– “Patriarcat” –
Trois tribunaux dédiés aux violences de genre ont vu le jour ailleurs dans le pays depuis 2022.
Trop peu pour Zaina Kombo d’Amnesty international, qui estime que les violences faites aux femmes sont traitées “à un rythme d’escargot”.
Le “patriarcat est le diable” de cette cause, tonne-t-elle, dans un pays où “beaucoup de cultures considèrent les femmes comme inférieures” et où “la volonté politique manque”.
Le 10 décembre dernier, une manifestation pacifique contre les féminicides a même été réprimée à coups de gaz lacrymogène à Nairobi, et des protestataires ont été arrêtés.
Un mois plus tard, le président William Ruto annonçait la création d’un “groupe de travail” sur les violences de genre, dont l’efficacité est mise en doute par les militantes interrogées.
Début avril, une centaine d’étudiants ont participé à une veillée aux bougies à l’université agricole et technologique Jomo Kenyatta près de Nairobi pour “générer une prise de conscience” sur ces tragédies, explique Diana Nekesa, à l’origine de l’initiative.
Une étudiante avait quelques jours plus tôt été attaquée à coups de machette dans une université de la capitale, tandis que le corps d’une élève avait été retrouvé dans un réservoir d’eau d’un autre campus.
“Je ne peux pas dire que la majorité des étudiants (hommes) nous soutenait, mais un bon nombre est venu”, salue l’organisatrice.
D’autres, qualifiés de “machos et enracinés dans la domination masculine”, se sont toutefois opposés à l’évènement, remarque celle qui dit “avoir peur de marcher seule le soir”.
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