La relance des enquêtes de la Cour pénale internationale (CPI) dans le Nord-Kivu, une région de la République démocratique du Congo (RDC) marquée par des décennies de conflits, a ravivé l’attention internationale sur les crimes commis dans cette zone. Lancée initialement en 2004, l’enquête avait pour but de faire la lumière sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide dans l’est du pays, particulièrement en Ituri et dans les deux Kivu. Près de vingt ans plus tard, le procureur de la CPI, Karim Khan, a relancé cette investigation à la demande du gouvernement congolais, en raison de la recrudescence des violences dans le Nord-Kivu, alimentées par les affrontements entre les rebelles du M23, soutenus par le Rwanda, et les forces armées congolaises.
Cette décision soulève plusieurs questions fondamentales : Pourquoi la CPI relance-t-elle cette enquête après tant d’années ? Quels acteurs sont visés par ces nouvelles investigations ? Quelles sont les implications pour la RDC et son voisin le Rwanda ? Et surtout, la CPI pourra-t-elle répondre aux attentes de justice dans une région où les conflits semblent sans fin ? Cette analyse explore les raisons derrière cette relance et ses répercussions politiques, sécuritaires, et diplomatiques.
Retour à la case départ : pourquoi la CPI reprend ses investigations ?
La décision de la CPI de relancer ses enquêtes en RDC peut sembler surprenante, mais elle s’inscrit dans une continuité tragique des violences qui ont marqué l’histoire récente de l’est du pays. Depuis 2002, date à laquelle le Statut de Rome a conféré à la CPI le pouvoir de juger les crimes commis dans ses États membres, les violences en Ituri et dans les Kivu n’ont jamais réellement cessé. La première enquête de la CPI avait permis l’émission de sept mandats d’arrêt, aboutissant à la condamnation de trois personnalités influentes : Thomas Lubanga, Germain Katanga et Bosco Ntaganda. Mais ces jugements, bien qu’importants, n’ont pas mis fin aux cycles de violence.
En mai 2023, les autorités congolaises ont officiellement renvoyé à la CPI de nouveaux cas de crimes présumés commis depuis le 1er janvier 2022, notamment en raison des activités des rebelles du M23 dans le Nord-Kivu. Cette région, frontalière avec le Rwanda et l’Ouganda, a été le théâtre de violences perpétuées par divers groupes armés depuis plusieurs décennies. Le M23, en particulier, est accusé de bénéficier du soutien logistique et militaire du Rwanda, une accusation que Kigali réfute catégoriquement.
En relançant les enquêtes, Karim Khan a souligné que les violences récentes dans le Nord-Kivu s’inscrivent dans un schéma récurrent de conflits, remontant aux premières violences documentées par la CPI en 2002. Cela suggère une continuité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité dans cette région, ce qui justifie, selon la Cour, la réouverture des investigations. Mais cette relance soulève aussi des questions sur la capacité de la CPI à amener devant la justice tous les responsables, et à mettre fin à l’impunité dans une région où la loi du plus fort prévaut souvent sur celle des institutions internationales.
Qui est visé par cette enquête ? Un jeu d’accusations mutuelles
L’un des éléments les plus sensibles de cette relance d’enquête réside dans les personnes qui pourraient être ciblées par la CPI. Si le gouvernement congolais a expressément désigné des responsables du M23 et des membres des Forces de défense du Rwanda (RDF) comme principaux coupables des crimes commis dans le Nord-Kivu, la CPI, fidèle à son mandat d’indépendance, ne se limite pas aux seules accusations émises par Kinshasa.
Le procureur Karim Khan a déclaré que son bureau enquêterait de manière “globale, indépendante et impartiale”, ce qui signifie que toutes les parties impliquées dans le conflit, y compris l’armée congolaise et ses alliés locaux, pourraient faire l’objet d’investigations. Cette approche suggère que les milices congolaises, comme les Wazalendo, et même des responsables des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC), pourraient être appelés à répondre de leurs actions devant la justice internationale.
Cela place Kinshasa dans une position délicate. Si les autorités congolaises espèrent que la CPI concentrera ses efforts sur les responsables rwandais, elles risquent également de voir certains de leurs propres soldats et officiers accusés de crimes de guerre. Cela rappelle le précédent de Bosco Ntaganda, un ancien général congolais condamné par la CPI pour des crimes commis en Ituri alors qu’il travaillait étroitement avec l’armée congolaise. Cette dimension duale des enquêtes, où aucune des parties n’est à l’abri d’être mise en cause, pourrait compromettre les attentes du gouvernement congolais qui espérait principalement affaiblir son voisin rwandais sur la scène internationale.
En outre, la relance des enquêtes pourrait également toucher les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un groupe rebelle composé de membres hutus, certains impliqués dans le génocide rwandais de 1994. Accusées de collaborer avec l’armée congolaise, les FDLR restent une présence déstabilisante dans l’est de la RDC et pourraient bien figurer sur la liste des groupes surveillés par la CPI.
Une continuité des crimes : le cercle vicieux des violences au Nord-Kivu
Les crimes en question, selon la CPI, relèvent des catégories définies par le Statut de Rome : génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes d’agression. Les faits, bien que nouveaux dans leur chronologie, s’inscrivent dans une continuité tragique des violences qui déchirent l’est de la RDC depuis plus de vingt ans. La région du Nord-Kivu est emblématique de cette incapacité à sortir du cycle des hostilités armées, où chaque épisode de violence en engendre un autre, dans un enchaînement quasi ininterrompu.
En relançant les enquêtes, Karim Khan a insisté sur le fait que les violences récentes ne pouvaient être dissociées de celles qui ont commencé au début des années 2000, lors des premières incursions des groupes armés dans la région. Cette continuité met en lumière une réalité dérangeante : malgré les condamnations, les arrestations et les tentatives de pacification, la région n’a jamais réellement trouvé la paix.
Ce schéma de violences répétitives repose en partie sur la complexité des alliances entre les groupes armés, les milices locales, et les forces armées étrangères qui interviennent dans le conflit. Le M23, par exemple, bénéficie du soutien supposé du Rwanda, tandis que les milices congolaises collaborent parfois avec des groupes comme les FDLR. Cette complexité rend difficile l’établissement de la justice, car les responsabilités sont souvent partagées entre plusieurs acteurs qui changent fréquemment de camp.
Un contexte diplomatique tendu : Kinshasa contre Kigali
La relance des enquêtes par la CPI ne se fait pas dans un vide politique. Elle intervient à un moment où les relations entre la RDC et le Rwanda sont particulièrement tendues. Kinshasa accuse depuis longtemps Kigali de soutenir les rebelles du M23, une accusation que le Rwanda a toujours niée. Pour les autorités congolaises, la reprise des investigations par la CPI est perçue comme une victoire diplomatique et un moyen de renforcer leur campagne contre ce qu’elles appellent “l’agression rwandaise”.
Le porte-parole du gouvernement congolais, Patrick Muyaya, a salué cette décision en affirmant qu’elle faisait partie d’une “stratégie globale” visant à mettre un terme à l’impunité dans l’est du pays. Cette stratégie s’inscrit également dans un contexte où Tshisekedi cherche à consolider son pouvoir et à restaurer la stabilité dans le pays, tout en préparant le terrain pour les élections de 2025.
De son côté, le Rwanda a opté pour une attitude plus discrète. N’étant pas signataire du Statut de Rome, Kigali n’est pas directement soumis à la juridiction de la CPI, mais ses ressortissants peuvent être poursuivis s’ils sont reconnus coupables de crimes commis sur le territoire congolais. Pour l’instant, le gouvernement rwandais n’a pas officiellement réagi à la reprise des enquêtes, mais une source proche du gouvernement a affirmé que Kigali n’avait “pas été informé” de cette décision. Cette attitude distante reflète peut-être la confiance de Kigali dans le fait que la CPI ne parviendra pas à prouver une implication directe de l’armée rwandaise dans les crimes perpétrés en RDC.
Une justice locale en vue ? Vers la création d’une cour pénale spéciale pour la RDC
Au-delà des enquêtes menées par la CPI, une autre initiative est en cours pour renforcer la justice en RDC : la création d’une cour pénale spéciale dédiée aux crimes commis dans l’est du pays. Ce projet, soutenu par la CPI, s’inspire du modèle déjà expérimenté en Centrafrique, où une juridiction hybride a été créée pour juger les crimes graves commis lors des guerres civiles.
En juin 2023, un mémorandum a été signé entre la CPI et le gouvernement congolais pour soutenir la mise en place de cette cour. L’objectif est de doter la RDC d’un instrument judiciaire capable de juger les crimes de guerre à un niveau local, tout en bénéficiant de l’assistance technique et logistique de la communauté internationale. Le projet est encore à ses balbutiements, mais il représente un espoir pour les victimes de violences, qui pourraient enfin voir leurs bourreaux traduits en justice.
Cependant, les défis sont nombreux. La création d’une telle cour nécessite des ressources financières importantes, ainsi qu’un soutien international constant. De plus, l’instabilité persistante dans le Nord-Kivu pose la question de savoir si une juridiction locale peut réellement fonctionner dans une région où l’autorité de l’État est encore contestée.
Conclusion : Un pari sur la justice dans un environnement incertain
La relance des enquêtes par la CPI est un pas important vers la justice pour les victimes des crimes commis dans le Nord-Kivu. Cependant, cette enquête arrive dans un contexte complexe, marqué par des rivalités diplomatiques entre la RDC et le Rwanda, et une instabilité chronique dans la région. Alors que Kinshasa espère utiliser cette enquête pour affaiblir son voisin rwandais, la CPI devra faire preuve d’une impartialité stricte pour ne pas être perçue comme un instrument de politique extérieure.
Le chemin vers la justice en RDC est long et semé d’embûches. Si la relance des enquêtes peut raviver l’espoir de mettre fin à l’impunité, elle ne résoudra pas à elle seule les causes profondes du conflit dans l’est du pays. La création d’une cour pénale spéciale pourrait compléter les efforts de la CPI, mais elle dépendra du soutien politique et financier de la communauté internationale. En fin de compte, seule une combinaison de justice locale et internationale pourra espérer apporter une paix durable dans cette région tourmentée.
© Odon Bulamba / ADR