Introduction :
Vingt ans après l’ouverture de sa première enquête en République démocratique du Congo (RDC), la Cour pénale internationale (CPI) reprend ses investigations dans l’est du pays, avec un nouveau focus sur les crimes présumés commis dans la province du Nord-Kivu depuis 2022. Cette annonce, faite par le procureur de la CPI, Karim Khan, souligne la persistance des violences dans cette région déchirée par les conflits armés, où rebelles, armée congolaise et forces étrangères s’affrontent sans relâche. Cette relance des enquêtes intervient alors que les autorités congolaises tentent de renforcer leur position judiciaire face aux agissements des rebelles du M23, accusés d’être soutenus par le Rwanda. Quelles sont les raisons de cette nouvelle dynamique judiciaire, et quels en seront les impacts sur la stabilité régionale et les efforts de justice ?
Contexte historique des enquêtes de la CPI en RDC :
La première enquête de la CPI en RDC remonte à juin 2004, peu après l’entrée en vigueur du Statut de Rome en 2002, qui conférait à la Cour la compétence de poursuivre les crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et génocides. La RDC, plongée dans une guerre civile brutale, particulièrement dans les provinces de l’Ituri et des Kivus, était l’un des théâtres de violence les plus marquants du continent africain. L’enquête initiale visait à faire la lumière sur les milliers de civils tués, les viols systématiques, les déplacements forcés de populations, et le recrutement illégal d’enfants soldats. Ces violences avaient été perpétrées par divers acteurs, y compris les milices locales, les groupes armés étrangers et les forces de sécurité congolaises.
Entre 2006 et 2014, la CPI a émis plusieurs mandats d’arrêt et condamné trois des principaux acteurs des conflits : Thomas Lubanga, chef de milice, Germain Katanga, et Bosco Ntaganda, qui furent respectivement condamnés à 14, 12, et 30 ans de prison. Ces procès ont marqué une étape importante dans la lutte contre l’impunité en RDC, mais ils ont laissé un grand nombre de responsables de crimes de guerre hors d’atteinte de la justice.
Pourquoi relancer les enquêtes maintenant ?
La relance des enquêtes par la CPI en 2023, près de vingt ans après les premières investigations, s’explique par plusieurs facteurs. Depuis le début de l’année 2022, la situation sécuritaire au Nord-Kivu s’est détériorée de manière significative. Les affrontements entre les rebelles du M23, soutenus selon Kinshasa par des éléments de l’armée rwandaise, et les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) ont ravivé les tensions et entraîné de nouvelles vagues de violences contre les populations civiles.
Le 23 mai 2023, les autorités congolaises ont officiellement saisi la CPI pour enquêter sur ces nouveaux crimes présumés, qui incluent des meurtres, des viols, et le recrutement forcé d’enfants soldats. Pour le procureur Karim Khan, cette nouvelle phase d’enquêtes s’inscrit dans la continuité des travaux initiés en 2004, tout en prenant en compte l’évolution des dynamiques régionales. En effet, la CPI estime que les violences récentes dans le Nord-Kivu sont intimement liées à des schémas de violence récurrents qui sévissent dans la région depuis plusieurs décennies.
Nouveaux objectifs et champ d’investigation :
Bien que le renvoi de la RDC se concentre sur les hauts responsables de la coalition Rwanda Defence Force (RDF) et des rebelles du M23, la CPI a précisé que son champ d’investigation ne se limitera pas aux cibles désignées par le gouvernement congolais. Karim Khan a affirmé que l’enquête se déroulera de manière “globale, indépendante et impartiale”, examinant la responsabilité de tous les acteurs impliqués dans les crimes relevant du Statut de Rome. Cela inclut non seulement les forces rebelles, mais aussi l’armée congolaise et ses alliés, les milices locales comme les “wazalendo”, ainsi que les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un groupe armé actif dans la région depuis des décennies.
Cette approche équilibrée, qui pourrait voir l’armée congolaise elle-même poursuivie pour des crimes de guerre, reflète la volonté de la CPI de garantir une justice équitable et de traiter tous les acteurs responsables de violations graves des droits de l’homme. Les autorités congolaises ont d’ailleurs promis de coopérer pleinement avec la Cour, comme en témoigne la signature d’un mémorandum d’entente le 1er juin 2023. Ce document engage Kinshasa à faciliter les enquêtes, notamment en garantissant un accès sécurisé aux zones touchées par les conflits.
Réactions de Kinshasa et Kigali :
L’annonce de la reprise des enquêtes a suscité des réactions contrastées à Kinshasa et à Kigali. Du côté congolais, la relance des investigations a été accueillie favorablement par les autorités. En difficulté sur le plan militaire dans la province du Nord-Kivu, Kinshasa voit dans cette démarche un moyen d’accentuer la pression judiciaire sur le Rwanda, qu’elle accuse d’alimenter le conflit en soutenant le M23. Patrick Muyaya, porte-parole du gouvernement congolais, a souligné que cette initiative s’inscrit dans le cadre de la “stratégie contre l’agression rwandaise” dans l’est de la RDC.
En revanche, le gouvernement rwandais, bien que désigné comme responsable par Kinshasa, n’a pas réagi officiellement à l’annonce de la CPI. Le Rwanda, qui n’est pas signataire du Statut de Rome, n’est pas contraint de coopérer avec la CPI. Cependant, ses ressortissants pourraient être poursuivis pour des crimes commis en RDC. Une source officielle rwandaise a d’ailleurs indiqué que Kigali n’avait “ni été informé ni sollicité” concernant cette enquête, reflétant ainsi l’absence d’engagement direct du Rwanda avec la Cour.
Vers une juridiction spéciale pour la RDC :
En parallèle des enquêtes de la CPI, un autre volet de la justice internationale se dessine pour la RDC : la création d’une cour pénale spéciale. Ce projet, porté par le gouvernement congolais et soutenu techniquement par la CPI, vise à juger les crimes commis sur le territoire congolais par une juridiction nationale. Un comité de pilotage a déjà été mis en place au sein de la présidence congolaise, dirigé par Taylor Lubanga, chargé de mission du président Félix Tshisekedi. La première réunion de ce comité est prévue pour novembre 2024 à Kinshasa, avec la participation de représentants de la CPI.
Ce projet de cour pénale spéciale, inspiré du modèle de la Cour spéciale pour la Centrafrique, vise à renforcer les capacités judiciaires locales tout en assurant une collaboration étroite avec la justice internationale. Cependant, la mise en œuvre de cette juridiction dépendra en grande partie des financements internationaux et du soutien technique des partenaires de la RDC. Pour le moment, les contours de cette cour restent à définir, mais Kinshasa espère mobiliser les bailleurs de fonds lors de la réunion inaugurale du comité de pilotage.
Défis et enjeux pour l’avenir :
La relance des enquêtes de la CPI en RDC représente une avancée importante dans la lutte contre l’impunité, mais elle soulève également plusieurs défis. Le principal défi réside dans la capacité de la CPI à mener des enquêtes dans une région en proie à une insécurité chronique, où les violences se poursuivent malgré les efforts militaires et diplomatiques. De plus, l’implication de différents acteurs régionaux, notamment le Rwanda et d’autres pays voisins, complique la tâche de la justice internationale, qui doit naviguer dans un contexte géopolitique complexe.
Sur le plan national, la création d’une cour pénale spéciale offre une opportunité unique de renforcer le système judiciaire congolais, tout en mettant en place des mécanismes de justice transitionnelle adaptés aux réalités locales. Cependant, la réussite de ce projet dépendra de la volonté politique des autorités congolaises et de leur capacité à mobiliser les ressources nécessaires pour mener à bien ce chantier ambitieux.
Conclusion :
La décision de la CPI de relancer ses enquêtes en RDC marque une étape cruciale dans la quête de justice pour les victimes des crimes de guerre et des violences qui continuent de ravager l’est du pays. Si ces initiatives sont porteuses d’espoir pour la population congolaise, elles mettent également en lumière les défis persistants pour instaurer une paix durable dans cette région tourmentée. À long terme, ces efforts devront s’accompagner d’une coopération renforcée entre la justice internationale et les autorités locales pour garantir que tous les responsables, quels qu’ils soient, répondent de leurs actes devant la loi.
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